Federico Bahamontes, le meilleur grimpeur des sixties, passe en tête le Galibier (1re catégorie au GPM), s’arrête et déguste un cornet de glace. En réalité, cet arrêt inédit s’est produit au passage du col de Romeyère (IGN : 1 069 m) au prestige beaucoup moins remarquable (2e catégorie).

Rétro : le col de Romeyère en 1949
Après avoir publié en juin 2010, 36 histories ‘’fausses’’ du Tour de France, je poursuis la saga (inépuisable) des faits survenus sur la Grande Boucle et romancés par les pseudo-experts autoproclamés ‘’historiens’’ des exploits des géants de la route.
Pendant ces dernières vacances, j’ai lu plusieurs ouvrages sur la Ronde de Juillet encombrés comme d’hab d’une noria d’erreurs et d’histoire bidonnées. C’est Pierre Carrey, fondateur de Directvélo.com qui, dans son dernier opus « Le Tour de France à dévorer », sur la foi de la biographie de Federico Bahamontes « The Eagle of Toledo » écrite en anglais en 2012 par un dénommé Alasdair Fotheringham – qui a aussi commis la bio de Luis Ocana – se plante à la fois sur le nom du col et l’écart de Bahamontes avec son poursuivant.
Federico Bahamontes
« Le vainqueur du Tour 1959 est resté célèbre pour une histoire de glace. Pour sa première participation en 1954, cet inconnu du grand public est échappé dans le Galibier, avec près d’un quart d’heure d’avance, et il s’arrête en haut pour s’offrir un cône. En réalité, Federico Bahamontes a deux rayons cassés : la voiture de l’équipe de Belgique a projeté un caillou par inadvertance, qui a heurté sa roue. Lorsqu’il met pied à terre, le débutant de 26 ans est « sur les nerfs et en colère ». Mais où diable est passé son directeur sportif ? Les minutes s’égrènent. Alors Bahamontes s’occupe. « Le sommet était bondé, comme tout sommet dans le Tour, raconte-t-il dans sa biographie en anglais, The Eagle of Toledo. Mais il y avait deux marchands de glace ambulants. J’ai pris un cornet chez l’un d’eux et je l’ai rempli avec une boule de glace à la vanille. »
Après quoi Bahamontes, toujours au milieu de la foule, remplit son bidon d’eau et arrose les coureurs qui finissent par arriver. Une petite blague qui lui vaut une amende des commissaires et qui est tombée dans l’oublie. Seul est gravé le récit de la crème glacée… On prête d’ailleurs à l’Aigle de Tolède des envies de cône sur les journées de repos mais son arrêt impromptu du Tour 1954 semble un cas unique dans sa carrière. Qui n’a pas empêché l’Espagnol de gagner le premier de ses six titres de « meilleur grimpeur ». (pp 133-134)
Pierre Carrey. – Le Tour de France à dévorer. – Brest (29), éd. DirectVélo, 2016. – 239 p
Tout cela est FAUX ou en tout cas très loin de la réalité des faits. Si Pierre Carrey, qui collabore à l’occasion à Libération, avait lu ses classiques sur le Tour, particulièrement « Les grands vainqueurs du Tour de France signé en 1992 par les journalistes Robert Ichah et Jean Boully, il n’aurait pas plongé la tête la première dans le mastoc d’un journaliste anglo-saxon. En effet, les deux auteurs situent l’anecdote de la glace au col de Romeyère sur la route des Ecouges dans le département de l’Isère et non dans le Galibier. Cette lecture aurait dû mettre la puce à l’oreille à l’auteur de la version 2016 du cornet de glace consommé par un espagnol à vélo au sommet du géant des Alpes.
Tour de France 1954 : un cornet de glace au passage du Romeyère
« Et puis, comment faire confiance à un coureur qui, dans le Tour 1954, s’est livré, dans le col de Romeyère, à la plus hallucinante des démonstrations : une montée à toute allure, amenant à comparer ses poursuivants à une armée de 2 CV dont la prétention à rivaliser avec la Ferrari de tête relève d’un traitement psychiatrique de choc! Et puis, une fois le sommet du col franchi avec une large avance ( !) , arrêt devant un glacier ambulant, achat d’un cornet de glace, dégustation et, bien sûr, reprise du fugitif par le reste de la troupe, et même perte de terrain dans la descente ? Comme on s’est étonné, à l’étape, du comportement pour le moins curieux de notre homme, il a, en roulant des yeux sombres et effarés, répondu: « Le directeur sportif, il a demandé à moi de gagner le Grand Prix de la Montagne. Moi, il a marqué beaucoup de points.» «Moi », il en marquera même tellement d’autres que le directeur sportif sera satisfait. Mais à l’arrivée, notre maître des cols n’est pas bien placé: vingt-cinquième. Il n’est même pas le premier des Espagnols: c’est Bernardo Ruiz qui l’a été. Il n’est même pas vainqueur d’une étape, alors que ce Tour était sérieusement accidenté. » (p 248)
Robert Ichah et Jean Boully. – Les grands vainqueurs du Tour de France. – Paris, éd. Criterion, 1992. – 365 p
COMMENTAIRES JPDM
En réalité, Bahamontes passe sous la banderole du Grand Prix de la Montagne avec seulement 5 secondes d’avance sur Jean Le Guilly et 1’35 sur Ferdi Kübler, Louison Bobet, Jean Dotto, Jean Malléjac et Stan Ockers. Au début de la descente, l’Espagnol crève, Le Guilly continue seul. [Source : Le Miroir des Sports, 1954, n° 472, 28 juillet, p 4]
La légende de la photo prise le jour du passage au col de Romeyère le 26 juillet 1954 où l’on voit Le Guilly dévaler les premiers hectomètres de la descente confirme bien que le meilleur grimpeur de cette édition a consommé une glace après avoir franchi l’obstacle.
Le Miroir des Sports, 1954, n° 472, mercredi 28 juillet, p 6
(la légende de cette photo confirme que Bahamontes s’est arrêté pour déguster une glace)
En ce qui concerne la version Galibier, elle est d’autant plus fausse qu’il n’avait pas « près d’un quart d’heure d’avance » mais seulement 20 secondes sur Jean Dotto, son suivant immédiat et 1 min. 26 sec. Sur le 5e Robert Varnajo.
Comme d’habitude, il y a bien un premier auteur qui a raconté cette ânerie. En sollicitant le moteur de recherche Google, ce dernier m’apprend que le journaliste Jean-Paul Brouchon, le 09 juillet 2009 sur son site, raconte l’histoire à sa façon très approximative comme d’habitude : « En 1954, Federico Bahamontes, encore inconnu du grand public, passe en tête au sommet du Galibier (NDLA : c’est la seule chose de vraie). Jugeant son avance assez grande sur ses suivants immédiats, il s’achète une glace ou se la fait offrir par un marchand ambulant, en attendant tranquillement ses adversaires pour reprendre sa route. Il avait déjà fait le même geste lors du critérium du Dauphiné Libéré. (NDLA : le col de Romeyère est souvent emprunté par cette épreuve de sélection pour le Tour d’où la probable méprise de Jean-Paul Brouchon). Il explique son geste par le fait qu’il n’était pas sur le Tour pour remporter le classement général mais uniquement pour remporter le classement de la montagne. »
Au final, les documents d’époque du Miroir des Sports du 28 juillet 1954 en témoignent.
– L’étape conduisait le peloton de Lyon à Grenoble (1982 km)
– C’était le lundi 26 juillet au passage du col de Romayère (1 069 m) que l’Aigle de Tolède s’est arrêté afin de consommer une glace
– L’Espagnol, en passant l’obstacle du Vercors, n’avait pas « près d’un quart d’heure d’avance » mais seulement 5 secondes sur son second Jean Le Guilly.
Compte rendu de la 17e étape paru dans le Miroir des Sports : l’histoire du Tour 1954, p 52
POST-IT
Que Pierre Carrey se soit appuyé sur la biographie de Federico Bahamontes sans vérifier les faits est une faute courante de ceux qui écrivent sur les Rois de la Pédale. Il faut toujours remonter à la source et non s’appuyer sur des témoignages recueillis soixante ans plus tard même si c’est le concerné (ici Bahamontes) lui-même qui se ‘’souvient’’… Ajoutons qu’à l’époque de l’Aigle de Tolède les amphets étaient le viatique courant des cyclistes de compétition avec comme effets collatéraux classiques l’amnésie et la mythomanie.