Cyclisme – Pourquoi les spécialistes des classiques ne gagnent plus le Tour de France depuis 30 ans et vice versa. La clé par la morphologie

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[publié le 5 mai 2017]

Depuis 30 ans, les vainqueurs de la Grande Boucle sont exclus des podiums des classiques…Est-ce une tendance définitive ?

Après la campagne des classiques 2017, il m’a paru intéressant d’essayer de comprendre pourquoi les champions du Tour de France étaient quasiment toujours absents des trois marches du podium des ‘’monuments’’ d’un jour.

A partir de 1903, date du 1er Tour de France, et ce jusqu’à Bernard Hinault au milieu des années 1980, les champions de la Grande Boucle raflaient également les bouquets des grandes épreuves d’un jour. Depuis 30 ans et la spécialisation à outrance, les maillots jaunes à de très rares exceptions ne font plus la loi sur les ville à ville.

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Le champion olympique Greg Van Avermaet remporte le ‘’monument’’ Paris-Roubaix 2017

D’un autre côté, la quête d’une victoire finale à Paris impose d’être bon en montagne et sur le chrono. Pour atteindre ces objectifs, il faut une morphologie différente de celle d’un sprinteur ou d’un avaleur de pavés, ces derniers sont plus lourds et plus costauds.

A la fin des années 1980, l’Américain Greg LeMond termine en jaune les éditions 1986, 1989, 1990. Absent des classiques, la critique va lui tomber dessus en lui reprochant de jouer les fantômes tout le reste de la saison.

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Greg LeMond, vainqueur de 3 Tours de France (1986, 1989, 1990)

Son successeur Miguel Indurain en s’adjugeant cinq Grandes Boucles consécutives mais absent des courses d’un jour, enfonce le clou de la spécialisation.

La Pintade fait un tour et s’en va

L’Américain Greg LeMond, qui avait du mal à s’astreindre à un entraînement assidu durant l’hiver, accumulait plusieurs kilos de trop qui l’empêchaient d’être présent aux avant-postes du peloton avant le mois de juin. Il ne refaisait surface qu’en juillet sur les routes de l’Hexagone et enchaînait quelques semaines plus tard avec les Championnats du monde. Ainsi, en 1989, il épinglait à son palmarès le maillot jaune et la tunique arc­en-ciel. En 1990, la Pintade, l’un des surnoms de LeMond en raison de son aspect dégingandé sur un vélo, ne s’est manifestée que sur le Tour de France. Tout le monde le critiqua, notamment Eddy Merckx, lui reprochant de ne pas faire honneur à son titre mondial. Les censeurs ont oublié un peu vite que Charly Gaul, Federico Bahamontes ou Lucien Van Impe adoptaient la même tactique que l’Américain. Plus près de nous, l’Allemand Jan Ullrich et surtout Lance Armstrong – le successeur  du Kid de Sacramento  (autre sobriquet de LeMond) au plan des lauréats yankees vainqueurs du Tour – ont pris la relève avec succès. Ainsi, en juin 2005, le journaliste Christophe Penot expliquait les six Tours de France victorieux de Lance Armstrong parce que, à la différence des autres stars du peloton, l’Américain n’a qu’un seul objectif, le Tour de France: « Parce que le cycliste moderne, depuis Greg LeMond, en 1989, s’est spécialisé. Alors qu’un Fausto Coppi régnait de Milan­Sanremo au Tour de Lombardie, que Jacques Anquetil gagnait la même année Paris­Nice et le Grand Prix des Nations, que Bernard Hinault tenait la distance presque aussi bien qu’Eddy Merckx, l’Américain (NDLA : Lance Armstrong) se concentre sur le seul rendez-vous de juillet. Bien lui en prend car il fait mouche à chaque fois. Mais il ignorera toujours le charme d’une victoire dans ‘’la classique des feuilles mortes « , lui qui avait pourtant remporté un Mondial à Oslo en 1993. »

En réalité, tout cela n’est pas nouveau. Les spécialistes exclusifs de Grande Boucle ont toujours existé.

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Les ‘’spécialistes’’ du Tour débarquent en 1930

Si l’on en croit Louis Trousselier, vainqueur du Tour de France 1905 et lauréat de treize étapes au cours de ses neuf participations, cette façon d’orienter sa saison en fonction du seul Tour de France remonte aux années 1930. Le Fleuriste – tel était son surnom, en raison du commerce de ses parents – témoignait dans l’hebdomadaire omnisports Match l’lntran [1] de l’éclosion d’une nouvelle catégorie de coureurs : les « vainqueurs exclusifs du Tour» : « Actuellement, l’homme qui gagne le Tour de France peut très bien ne rien gagner d’autre au cours de l’année. Tout comme il y a des champions qui brilleront dans toutes les épreuves, sauf le Tour, il y a les hommes du Tour. De mon temps, aucune controverse n’était possible car les Octave Lapize, Gustave Garrigou, François Faber, étaient de grands champions qui pouvaient aussi bien gagner un Bordeaux-Paris et un Tour de France la même année. »

À la même époque, l’un des pionniers du cyclisme, le journaliste-créateur de Vélodrome-Manager, Robert Coquelle, dans ses mémoires, « Cinquante ans de cyclisme »[2], parues dans Le Miroir des Sports, partageait l’analyse du lauréat de la troisième Grande Boucle de l’histoire: «Chacun aujourd’hui a sa spécialité. Tel qui court Bordeaux-Paris ne court plus le Tour de France. Il n’y a pas que la question financière entrant en jeu ! L’on en arrive à douter des moyens physiques de nos meilleurs coureurs. Du moins, leurs directeurs de conscience ! Comme si les hommes d’aujourd’hui ne valaient pas ceux de jadis. Allons, messieurs, faites appel à vos souvenirs. Consultez vos tablettes : en 1903, Hyppolite Aucouturier, premier de Bordeaux-Paris est, deux mois plus tard, deuxième du Tour de France. L’année suivante, Louis Trousselier, troisième d’un c6té est également troisième de l’autre. Et Garrigou, en 1907, finit aussi les deux courses redoutées, à sa place habituelle, c’est­à-dire sur la roue des premiers. Et si vous voulez bien comparer les difficultés d’hier avec celles d’aujourd’hui, vous nous accorderez bien qu’avec les routes goudronnées et leurs virages relevés, il y a une fameuse différence entre le travail demandé aux coureurs d’avant-guerre et celui qui est exigé, de nos jours, de nos grands ‘’as  » de la spécialité. »

Si l’on se penche sur les lauréats du Graal en jaune en activité – Froome, Contador, Nibali – on constate que mis à part l’Italien gagnant du Tour de Lombardie en 2015, les trois élites de la Toison d’Or n’ont remporté aucune des dix classiques référencées dans le tableau ci-dessus. A leur décharge, il faut préciser que depuis 1903, ils sont seulement 60 plus un (voir post-it n° 1) à avoir remporté le Tour.

POST-IT (1)

 Je sais pertinemment que l’UCI a retiré à Lance Armstrong ses 7 maillots jaunes de n° 1 consécutif de 1999 à 2005. Si l’instance mondiale était juste et honnête, elle aurait dû exclure pour dopage un paquet de maillots jaunes de la liste des 61 tenants du titre.

Si l’on en croit le JDD avec Europe1.fr du 17 juillet 2014 : « Un sondage réalisé par le quotidien néerlandais De Telegraaf auprès des 25 derniers vainqueurs de la Grande Boucle révèle en effet qu’une majorité relative des vieille gloires du Tour voudrait voir le Texan réintégrer le palmarès de la plus célèbre course cycliste au monde. Parmi les 25 lauréats encore en vie, 12 plaident effectivement en faveur de Lance Armstrong. »

Seulement, une soixantaine peuvent se targuer du titre en jaune, d’où – en raison de leur très petit nombre à chaque édition – cela entraîne par ricochet un échantillon squelettique dans les pelotons au départ des classiques. Ajoutons pour tempérer ce petit nombre que le cyclisme étant un sport d’équipe, les partenaires sont au service exclusif de leur leader. Afin de renvoyer l’ascenseur, les leaders des courses à étapes sont moralement obligés de jouer les équipiers de luxe auprès des potentiels vainqueurs des monuments d’un jour.

Cette tendance à la sélection de coureurs spécialisés des Grands Tours versus les géants des classiques va se poursuivre en s’intensifiant dans la mesure où les modes de préparation sont très différents.

POST-IT (2) –  Le leitmotiv ‘’tout pour le Tour’’ date des années 1930 avec la création des équipes nationales

Des témoignages confirment que la spécialisation es Grande Boucle a toujours existé

Thierry Cazeneuve (FRA), journaliste sportif au Dauphiné Libéré : « En revanche, Luis Ocana se serait, à coup sûr, élevé contre les pratiques de certains qui ne jurent que par le Tour de France, qui ne pensent même qu’à ça et finissent par oublier tout le reste. Nous voulons faire allusion à tous ceux qui se sont fait oublier en mai et juin, qui se sont cachés, qui se sont trompés de programme, qui se sont parfois dérobés devant les difficultés, bref qui se sont fourrés tout bonnement le doigt dans l’œil! Ils s’appellent Bjarne Riis, Laurent Jalabert, Luc Leblanc, Alex Zulle, Peter Luttenberger. Tous ceux-là, Riis en tête, ne pensaient qu’au Tour de France et à rien d’autre. Certains d’entre eux ont peut-être même dilapidé une partie de leur pécule pour consulter un scientifique, un médecin en l’occurrence car il est courant, aujourd’hui, de se tourner vers son toubib pour savoir si ça gratouille ou si ça chatouille, comme disait le bon Louis Jouvet … Pour notre part, ça nous démange. Ça nous démange de leur dire : ‘’Suffit’’.  D’autres, avant vous, ont couru (et gagné) le Tour de France en se préparant le plus normalement du monde. En disputant préalablement des courses, des vraies … Pas vrai Eddy Merckx, pas vrai Bernard Hinault, pas vrai Miguel Indurain ?» [Le Dauphiné Libéré, 28.07.1997]

Charly Gaul (LUX), cycliste professionnel de 1953 à 1965 – Charly Gaul, à la fin des années 1950, ne pensait et n’agissait qu’en fonction de la ronde de juillet. Le journaliste Robert Ichah, contemporain du Luxembourgeois, en témoigne : « À ceux qui s’étonnaient ou qui lui reprochaient une solitude et un effacement peu compatibles avec sa qualité de vainqueur de Ia plus grande épreuve du monde, Charly se contenta de répliquer en plissant de l’œil – sorte de point d’exclamation, chez lui, de ses propos monosyllabiques ou presque :

Mon objectif 59, c’est comme en 1958, le Tour !

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Charly Gaul

Il faut bien avouer que Charly ne » bluffe » pas. On pouvait espérer qu’après son succès de l’an passé, Gaul se sentirait pousser quelque ambition et qu’il se mêlerait aux luttes indécises des classiques printanières. Or, depuis l’ouverture, on ne l’a guère entrevu qu’au Vel’ d’Hiv’, pour la clôture de celui-ci, se traîner avec peine au cours d’un omnium qui l’opposait aux autres vainqueurs du Tour ; Louison Bobet, Jacques Anquetil et Fausto Coppi. Par conséquent, pas de programme inédit pour Charly dont la devise reste plus que jamais : ‘’Tout pour le Tour’’ et à même tendance à devenir : ‘’Rien que le Tour’’. [Sport Mondial, 1959, n° 40, juin, p 34]

Cyrille Guimard (FRA), directeur sportif de Lucien Van Impe lors de sa victoire en 1976 : « Le Belge Lucien Van Impe avait même la réputation – non usurpée – de ne se préparer que dans l’optique du Tour de France et de se considérer en vacances le reste du temps. A tel point que lorsqu’il était chez lui, au lieu de s’entraîner sur route, il avait installé dans son salon un home-trainer qu’il chevauchait tout en regardant la télévision. » [in ‘’Un vélo dans la tête’’ (avec Bernard Pascuito). – Paris, éd. Solar, 1980. – 192 p (p 115)]

Antonin Magne (FRA), cycliste professionnel de 1926 à 1939 : « Moi, mon seul but, mon unique ambition, c’est le Tour. Je me suis toujours défendu parce que tous mes efforts tendent vers cette épreuve. Vous ne pouvez soupçonner quelle serait ma déception si j’étais évincé de l’équipe. Je crois bien que je serais prêt à renoncer définitivement au sport et à ses pompes pour entrer dans la peau d’un petit-bourgeois. » [Match L’lntran, 1934, n? 404, 5 juin, p 7]

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Antonin Magne

Achiel Van Den Broeck (BEL), journaliste : selon Achiel Van den Broeck, le vainqueur des éditions 1919 et 1922, Firmin Lambot, ne s’intéressait qu’au Tour : « Dans les courses classiques sur route, on le voyait rarement, sur piste on ne le vit jamais. Il était enfermé dans sa tour d’ivoire du Tour de France mais là il était épatant. Pendant des mois, on n’entendait plus parler de Firmin Lambot. Le Tour approche et il sort de son sommeil hivernal. Dans le Tour, il est là, mais ne fait rien dans les premières étapes. Mais, tout à coup, dans une étape très dure, il prend 20 minutes à tout le monde. Il est dans son élément. » [in ‘’Historique du Tour de France’’ (adaptation française de Maurice De Wolf). – Anvers (BEL), éd. Geens-Zele, 1948 – 85 p (p 34)]

[1] Match L’Intran, 19 juin 1934 –  [2] Le Miroir des Sports, 1934, n° 761, 01 mai, p 278

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